Lapas attēli
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compte les carreaux, il imagine les longs plis des rideaux sombres, les creux du lit qu'il a défait, la porte à laquelle on peut frapper. A mesure qu'il veut se détacher de cette vision, il s'y enfonce; c'est un gouffre ardent où il roule en se débattant, avec des cris et des sueurs d'angoisse. Il se suppose couché dans ce lit, comme il devrait y être, et, au bout d'un instant, il s'y voit. Il a peur de cet autre lui-même. Le rêve est si fort, qu'il n'est pas bien sûr de n'être pas là-bas à Londres. » Il devient ainsi son propre spectre et son propre fantôme. » Et cet être imaginaire, comme un miroir, ne fait que redoubler devant sa conscience l'image de l'assassinat et du châtiment. Il revient, et se glisse en pâlissant jusqu'à la porte de sa chambre. Lui, homme d'affaires, calculateur, machine brutale des raisonnements positifs, le voilà devenu aussi chimérique qu'une femme nerveuse. Il avance sur la pointe du pied, comme s'il avait peur de réveiller l'homme imaginaire qu'il se figure couché dans le lit. Au moment où il tourne la clef dans la serrure, une terreur monstrueuse le saisit si l'homme assassiné allait se lever là, devant lui! Il entre enfin, et s'enfonce dans son lit, brûlé par la fièvre. Il relève les draps sur ses yeux, pour essayer de ne plus voir la chambre maudite; il la voit mieux encore. Le froissement des couvertures, le bruissement d'un insecte, les battements de son cœur, tout lui crie: Assassin! L'esprit fixé avec une frénésie d'attention sur la porte, il finit par croire qu'on l'ouvre, il l'entend grincer. Ses sensations sont

perverties; il n'ose s'en défier et il n'ose pas y croire; dans ce cauchemar, où la raison engloutie ne laisse surnager qu'un chaos de formes hideuses, il ne trouve plus rien de réel que l'oppression incessante de son désespoir convulsif. Dorénavant toutes ses pensées, tous ses dangers, le monde entier disparaît pour lui dans une seule question : quand trouveront-ils le cadavre dans le bois? - Il s'efforce d'en arracher sa pensée; elle y reste imprimée et collée; elle l'y attache comme par une chaîne de fer. Il se figure toujours qu'il va dans le bois, qu'il s'y glisse sans bruit, à pas furtifs, en écartant les branches, qu'il approche, puis approche encore, et qu'il chasse « les mouches répandues sur la chair par files épaisses, comme des monceaux de groseilles séchées ». Et toujours il aboutit à l'idée de la découverte; il en attend la nouvelle, écoutant passionnément les cris et les rumeurs de la rue, écoutant lorsqu'on sort ou lorsqu'on entre, écoutant ceux qui descendent et ceux qui montent. En même temps, il a toujours sous les yeux ce cadavre abandonné dans le bois; il le montre mentalement à tous ceux qu'il aperçoit, comme pour leur dire: «< Regardez! connaissez-vous cela? Me soupçonnez-vous?» « Le supplice de prendre le corps dans ses bras et de le poser, pour le faire reconnaître, aux pieds de tous les passants, ne serait point plus lugubre que l'idée fixe à laquelle sa conscience l'a condamné. »

Jonas est sur le bord de la folie. D'autres y sont tout à fait. Dickens a fait trois ou quatre portraits de

fous, très plaisants au premier coup d'œil, mais si vrais, qu'au fond ils sont horribles. Il fallait une imagination comme la sienne, déréglée, excessive, capable d'idées fixes, pour mettre en scène les maladies de la raison. Il y en a deux surtout qui font rire et qui font frémir: Augustus, le maniaque triste, qui est sur le point d'épouser miss Pecksniff, et le pauvre M. Dick, demi-idiot, demi-monomane, qui vit avec miss Trotwood. Comprendre ces exaltations soudaines, ces tristesses imprévues, ces incroyables soubresauts de la sensibilité pervertie, reproduire ces arrêts de pensée, ces interruptions de raisonnement, cette intervention d'un mot, toujours le même, qui brise la phrase commencée et renverse la raison renaissante, voir le sourire stupide, le regard vide, la physionomie niaise et inquiète de ces vieux enfants hagards qui tâtonnent douloureusement d'idées en idées, et se heurtent à chaque pas au seuil de la vérité qu'ils ne peuvent franchir, c'est là une faculté qu'Hoffmann seul eut au même degré que Dickens. Le jeu de ces raisons délabrées ressemble au grincement d'une porte disloquée : il fait mal à entendre. On y trouve, si l'on veut, un éclat de rire discordant; mais on y découvre mieux encore un gémissement et une plainte, et l'on s'effraye en mesurant la lucidité, l'étrangeté, l'exaltation, la violence de l'imagination qui a enfanté de telles créatures, qui les a portées et soutenues jusqu'au bout sans fléchir, et qui s'est trouvée dans son vrai monde, en imitant et en produisant leur déraison.

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A quoi peut s'appliquer cette force? - Les imaginations different, non-seulement par leur nature, mais encore par leur objet; après avoir mesuré leur énergie, il faut circonscrire leur domaine; dans le large monde, l'artiste se fait un monde; involontairement il choisit une classe d'objets qu'il préfère; les autres le laissent froid, et il ne les aperçoit pas. - Dickens n'aperçoit pas les choses grandes : ceci est le second trait de son imagination. L'enthousiasme le prend à propos de tout, particulièrement à propos des objets vulgaires, d'une boutique de bric-à-brac, d'une enseigne, d'un crieur public. Il a la vigueur,'il n'atteint pas à la beauté. Son instrument rend des sons vibrants, il n'a point de sons harmonieux. S'il décrit une maison, il la dessinera avec une netteté de géomètre; il en mettra toutes les couleurs en relief, il découvrira une physionomie et une pensée dans les contrevents et dans les gouttières, il fera de la maison une sorte d'être humain, grimaçant et énergique, qui saisira le regard et qu'on n'oubliera plus; mais il ne verra pas la noblesse des longues lignes monumentales, la calme majesté des grandes ombres largement découpées par les crépis blancs, la joie de la lumière qui les couvre et devient palpable dans les noirs enfoncements où elle plonge comme pour se reposer et s'endormir. S'il peint un paysage, il apercevra les cénelles qui parsèment de leurs grains rouges les haies dépouillées, la petite vapeur qui s'exhale d'un ruisseau lointain, les mouvements d'un insecte dans l'herbe ; mais la grande poésie qu'eût saisie l'auteur

de Valentine et d'André lui échappera. Il se perdra, comme les peintres de son pays, dans l'observation minutieuse et passionnée des petites choses; il n'aura point l'amour des belles formes et des belles couleurs. Il ne sentira pas que le bleu et le rouge, la ligne droite et la ligne courbe, suffisent pour composer des concerts immenses, qui, parmi tant d'expressions diverses, gardent une sérénité grandiose, et ouvrent au plus profond de l'âme une source de santé et de bonheur. C'est le bonheur qui lui manque; son inspiration est une verve fiévreuse, qui ne choisit pas ses objets, qui ranime au hasard les laideurs, les vulgarités, les sottises, et qui, en communiquant à ses créations je ne sais quelle vie saccadée et violente, leur ôle le bien-être et l'harmonie qu'en d'autres mains elles auraient pu garder. - Miss Ruth est une fort gentille ménagère; elle met son tablier : quel trésor que ce tablier! Dickens le tourne et le retourne, comme un commis de nouveautés qui voudrait le vendre. Elle le tient dans sa main, puis elle l'attache autour de sa taille, elle lie les cordons, elle l'étale, elle le froisse pour qu'il tombe bien. Que ne fait-elle pas de son tablier! Et quel est l'enchantement de Dickens pendant ces opérations innocentes! Il pousse de petits cris d'espièglerie joyeuse : « Oh! bon Dieu, quel méchant petit corsage! » Il apostrophe la bague, il gambade autour de Ruth, il frappe dans ses mains de plaisir. C'est bien pis lorsqu'elle fabrique le pudding; il y a là une scène entière, dramatique et lyrique, avec exclamations, prolase, péripéties, aussi

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