Lapas attēli
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des cafés. Avez-vous remarqué comme tous ces visages sont plissés, froncés ou pâlis, comme ces regards sont inquiets, comme ces gestes sont nerveux? Une clarté violente tombe sur ces crânes qui reluisent; la plupart sont chauves avant trente ans. Pour trouver du plaisir là, il faut qu'ils aient bien besoin d'excitation; la poudre du boulevard vient imprégner la glace qu'ils mangent; l'odeur du gaz et les émanations du pavé, la suçur laissée sur les murs fanés par la fièvre d'une journée parisienne, « l'air humain plein de râles immondes », voilà ce qu'ils viennent respirer de gaieté de cœur. Ils sont serrés autour de leurs petites tables de marbre, assiégés par la lumière crue, par les cris des garçons, par le brouhaha des conversations croisées, par le défilé monotone des promeneurs mornes, par le frôlement des filles attardées qui tournoient anxieusement dans l'ombre. Sans doute leur intérieur est déplaisant; sans cela ils ne l'échangeraient pas contre ces divertissements de commis voyageurs. Nous montons quatre étages, nous trouvons un appartement verni, doré, paré d'ornements en stuc, de statues en plâtre, de meubles neufs en vieux chêne, avec toutes sortes de jolis brimborions sur les cheminées et sur les étagères. « Il représente bien », on peut y recevoir les amis envieux et les personnages en place. C'est une affiche, rien de plus; on y est agréablement une demi-heure et puis c'est tout. Vous n'en ferez jamais qu'un lieu de passage; il est bas, étriqué, incommode, loué pour un an, sali en six mois, bon

pour étaler un luxe postiche. Toutes leurs jouissances sont factices et comme arrachées au passage; il y a en elles quelque chose de malsain et d'irritant. Elles ressemblent à la cuisine de leurs restaurants, à l'éclat de leurs cafés, à la gaieté de leurs théâtres. Ils les veulent trop promptes, trop vives, trop multipliées. Ils ne les ont point cultivées avec patience et cueillies avec modération; ils les ont fait pousser sur un terreau artificiel et échauffant; ils les fourragent à la hâte. Ils sont raffinés et ils sont avides; il leur faut chaque jour une provision de paroles colorées, d'anecdoctes crues, de railleries mordantes, de vérités neuves, d'idées variées. Ils s'ennuient vite et ne peuvent souffrir l'ennui. Ils s'amusent de toutes leurs forces et trouvent qu'ils ne s'amusent guère. Ils exagèrent leur travail et leur dépense, leurs besoins et leurs efforts. L'accumulation des sensations et de la fatigue tend à l'excès leur machine nerveuse, et leur vernis de gaieté mondaine s'écaille vingt fois par jour pour laisser voir un fonds de souffrance et d'ardeur.

Mais qu'ils sont fins, et que leur esprit est libre! Comme ce frottement incessant les a aiguisés ! Comme ils sont prompts à tout saisir et à tout comprendre ! Comme cette culture recherchée et multiple les a rendus propres à sentir et à goûter des tendresses et des tristesses inconnues à leurs pères, des sentiments profonds, bizarres et sublimes qui jusqu'ici semblaient étrangers à leur race! Cette grande ville est cosmopolite; toutes les idées peu

vent y naître; nulle barrière n'y arrête les esprits ; le champ immense de la pensée s'ouvre devant eux sans route frayée ou prescrite. La pratique ne les gêne ni ne les guide; un gouvernement et une Église officielle sont là pour les décharger du soin de mener la nation; on subit les deux puissances comme on subit le bedeau et le sergent de ville, avec patience et railleries; on ne les regarde qu'à la façon d'un spectacle. En somme, le monde n'apparaît ici que comme une pièce de théâtre, matière à critique et à raisonnements. Et croyez que la critique et les raisonnements se donnent carrière. Un Anglais qui entre dans la vie trouve sur toutes les grandes questions des réponses faites. Un Français qui entre dans la vie ne trouve sur toutes les grandes questions que des doutes proposés. Il faut dans ce conflit des opinions, qu'il se fasse sa foi lui-même, et, la plupart du temps, ne le pouvant pas, il reste ouvert à toutes les incertitudes, partant à toutes les curiosités et aussi à toutes les angoisses. Dans ce vide, qui est comme une vaste mer, les rêves, les théories, les fantaisies, les convoitises déréglées, poétiques et maladives, s'amassent et se chassent les unes les autres comme des nuages. Si dans ce tumulte de formes mouvantes on cherche quelque œuvre solide qui prépare une assiette aux opinions futures, on ne trouve que les lentes bâtisses des sciences, qui çà et là, obscurément, comme des polypes sous-marins, construisent en coraux imperceptibles la base où s'appuieront les croyances du genre humain.

Voilà le monde pour lequel Alfred de Musset écrivait; c'est dans ce Paris qu'il faut le lire. Le lire? Nous le savons tous par cœur. Il est mort, et il nous semble que tous les jours nous l'entendons parler. Une causerie d'artistes qui plaisantent dans un atelier, une belle jeune fille qui se penche au théâtre sur le bord de sa loge, une rue lavée par la pluie où luisent les pavés noircis, une fraîche matinée riante dans les bois de Fontainebleau, il n'y a rien qui ne nous le rende présent et comme vivant une seconde fois. Y eut-il jamais accent plus vibrant et plus vrai ? Celui-là au moins n'a jamais menti. Il n'a dit que ce qu'il sentait, et il l'a dit comme il le sentait. Il a pensé tout haut. Il a fait la confession de tout le monde. On ne l'a point admiré, on l'a aimé; c'était plus qu'un poëte, c'était un homme. Chacun retrouvait en lui ses propres sentiments, les plus fugitifs, les plus intimes; il s'abandonnait, il se donnait, il avait les dernières des vertus qui nous restent, la générosité et la sincérité. Et il avait le plus précieux des dons qui puissent séduire une civilisation vieillie, la jeunesse. Comme il a parlé « de cette chaude jeunesse, arbre à la rude écorce, qui couvre tout de son ombre, horizons et chemins! >> Avec quelle fougue a-t-il lancé et entre-choqué l'amour, la jalousie, la soif du plaisir, toutes les impétueuses passions qui montent avec les ondées d'un sang vierge du plus profond d'un jeune cœur ! Quelqu'un les a-t-il plus ressenties? Il en a été trop plein, il s'y est livré, il s'en est enivré. Il s'est lâché à tra

vers la vie comme un cheval de race cabré dans la campagne, que l'odeur des plantes et la magnifique nouveauté du vaste ciel précipitent à pleine poitrine dans des courses folles qui brisent tout et vont le briser. Il a trop demandé aux choses; il a voulu d'un trait, âprement et avidement, savourer toute la vie; il ne l'a point cueillie, il ne l'a point goûtée ; il l'a arrachée comme une grappe, et pressée, et froissée, et tordue; et il est resté les mains salies, aussi altéré que devant1. Alors ont éclaté ces sanglots qui ont retenti dans tous les cœurs. Quoi! si jeune et déjà si las! Tant de dons précieux, un esprit si fin, un tact si délicat, une fantaisie si mobile et si riche, une gloire si précoce, un si soudain épanouissement de beauté et de génie, et au même instant les angoisses, le dégoût, les larmes et les cris! Quel mélange! Du même geste il adore et il maudit. L'éternelle illusion, l'invincible expérience sont en lui côte à côte pour se combattre et le déchirer. Il est devenu vieillard et il est demeuré jeune homme ; il est poëte et il est sceptique. La Muse et sa beauté pacifique, la Nature et sa fraîcheur immortelle, l'Amour et son bienheureux sourire, tout l'essaim de visions divines passe à peine devant ses yeux, qu'on voit accourir parmi les malédictions et les sarcasmes tous les spectres de la débauche et de la mort. Comme un homme, au milieu d'une fête, qui boit dans une

1.

O médiocrité! celui qui pour tout bien

T'apporte à ce tripot dégoûtant de la vie.

Est bien poltron au jeu s'il ne dit: Tout ou rien.

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