d'un homme seul poursuivi par une douleur vraie! On le suit parmi les carrefours bruyants, le long du brouillard jaunâtre, sous le soleil morne qui se lève au-dessus de la rivière comme un boulet rouge, et on écoute, le cœur serré, les profonds sanglots, l'agitation insensée d'une âme qui veut et ne peut s'arracher à ses souvenirs. Le désespoir croît, et à la fin la rêverie devient vision: « Mort, mort, mort depuis longtemps! Et mon cœur est une poignée de poussière, - et les roues passent par-dessus ma tête, et mes os sont secoués douloureusement, -car il les ont jetés dans un étroit tombeau, seulement trois pieds au-dessous de la rue, — et les pieds des chevaux frappent, frappent, les pieds des chevaux frappent frappent jusque dans mon crâne et dans ma cervelle, avec un flot qui ne cesse jamais de pieds qui passent. -O mon Dieu, pourquoi ne m'ont-ils pas enterré assez profondément! — Était-ce humain de me faire une tombe si rude, — à moi qui ai toujours eu le sommeil léger?- Peut-être ne suis-je encore qu'à demi mort. Alors je ne suis pas tout à fait muet. aux pas qui vont sur ma tête, sûrement, quelque bon cœur viendra Je crierai et quelqu'un pour m'en terrer, pour m'enterrer-plus avant, ne serait-ce qu'un peu plus avant'.... » Il se ranime pourtant, et peu à peu se relève. La guerre vient, la guerre libérale et généreuse, la guerre contre la Russie, et le grand cœur viril se guérit par l'action et par le courage de la profonde blessure de l'amour. « Et j'étais debout sur le pont d'un navire géant, et je mêlais mon souffle à celui d'un peuple loyal qui poussait un cri de bataille. Désormais la pensée noble sera plus libre sous le soleil, et le cœur d'une nation battra d'un seul désir. Car la longue, la longue gangrène de la paix est ôtée et lavée, - et à présent, le long des abîmes de la Baltique et de la Crimée. Sous la gueule grimaçante des mortelles forteresses, on voit flamboyer la fleur de la guerre, rouge de sang avec un cœur de feu1. 1. D And my bones are shaken with pain; And the hoop of the horses beat, beat, Beat into my scalp and my brain With never an end to the stream of passing feet, Clamour and rumble and ringing and clatter.... O me! why have they not buried me deep enough? Me, that was never a quiet sleeper? May be still I am but half-dead. Then I cannot be wholly dumb; I will cry to the steps above my head, And somebody, surely, some kind heart will come, Deeper, ever so little deeper. And I stood on a giant deck and mix'd my breath Yet God's just doom shall be wreak'd on a giant liar, Cette explosion de sentiment a été la seule ; Tennyson n'a pas recommencé. Malgré la fin qui était morale, on cria qu'il imitait Byron; on s'emporta contre ces déclarations amères; on crut retrouver l'accent révolté de l'école satanique ; on blâma ce style décousu, obscur, excessif; on fut choqué des crudités et des disparates; on rappela le poëte à son premier style si bien proportionné. Il fut découragé, quitta la région des orages et rentra dans son azur. Il eut raison, il y était mieux qu'ailleurs. Une âme fine peut s'emporter, atteindre parfois la fougue des êtres les plus violents et les plus forts; des souvenirs personnels, dit-on, lui avaient fourni la matière de Maud et de Locksley Hall; avec une délicatesse de femme, il avait eu des nerfs de femme. L'accès passé, il retomba «< dans ses langueurs dorées, » dans son tranquille rêve. Après Locksley Hall, il avait écrit la Princesse; après Maud, il écrivit les Idylles du Roi. III La grande affaire pour un artiste est de rencontrer des sujets qui conviennent à son talent. Celui-ci n'y a pas toujours réussi. Son long poëme In memoriam, écrit à la louange et au souvenir d'un ami mort jeune, est froid, monotone et trop joliment arrangé. Il mène le deuil, mais en gentleman correct, avec des gants parfaitement neufs, essuie ses larmes avec un mouchoir de batiste, et manifeste pendant le service religieux qui termine la cérémonie toute la componction d'un laïque respectueux et bien appris. C'est ailleurs qu'il trouvera ses sujets. Être heureux poétiquement, voilà l'objet d'un poëte dilettante. Pour cela il faut bien des choses. Il faut d'abord que le lieu, les événements et les personnages n'existent pas. Les choses réelles sont grossières, et toujours laides par quelque endroit ; à tout le moins, elles sont pesantes; nous ne les manions pas à notre gré, elles oppriment l'imagination; au fond, il n'y a de vraiment doux et de vraiment beau dans notre vie que nos rêves. Nous sommes mal à notre aise tant que nous restons collés au sol, clopinant sur nos deux pieds qui nous traînent misérablement çà et là dans l'enclos où nous sommes parqués. Nous avons besoin de vivre dans un autre monde, de voler dans le grand royaume de l'air, de bâtir des palais dans les nuages, de les voir se faire et se défaire, de suivre dans un lointain vaporeux les caprices de leur architecture mouvante et les enroulements de leurs volutes d'or. Il faut encore que dans ce monde fantastique tout soit agréable et beau, que le cœur et les sens en jouissent, que les objets y soient riants ou pittoresques, que les sentiments y soient délicats ou élevés, que nulle crudité, nulle disparate, nulle brutalité, nulle sauvagerie, ne vienne tacher par son excès l'harmonie nuancée de cette perfection idéale. Ceci conduit le poëte vers les légendes de la chevalerie; voilà le monde fantastique, magnifique aux yeux, noble et pur par excellence, où l'amour, la guerre, les aventures, la générosité, la courtoisie, tous les spectacles et toutes les vertus qui conviennent aux instincts de nos races européennes, se sont assemblés pour leur offrir l'épopée qu'elles aiment et le modèle qui leur convient. IV La Princesse est une féerie sentimentale comme celles de Shakspeare. Tennyson cette fois a pensé et senti en jeune chevalier de la Renaissance. Le propre de ce genre d'esprit est une surabondance et comme un regorgement de séve. Il y a chez les personnages de la Princesse, comme chez ceux d'As you like it un trop plein d'imagination et d'émotions. Ils fouillent, pour exprimer leur pensée, dans tous les siècles et dans tous les pays; ils emportent le discours jusqu'aux témérités les plus abandonnées; ils enveloppent et chargent toute idée d'une image éclatante qui traîne et luit autour d'elle comme une robe de brocart constellée de pierreries. Leur nature est trop riche; à chaque secousse, il se fait en eux comme un ruissellement de joie, de colère ou de désirs; ils vivent plus que nous, plus chaudement et plus vite. Ils sont excessifs, raffinés, prompts aux larmes, au rire, à l'adoration, à la plaisanterie, enclins à mêler l'une à l'autre, précipités par une |