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dogmes, relié Dieu au monde, l'homme à la nature, l'esprit à la matière, aperçu l'enchaînement successif et la nécessité originelle des formes dont l'ensemble est l'univers. Par elle, ils ont fait une linguistique, une mythologie, une critique, une esthétique, une exégèse, une histoire, une théologie et une métaphysique tellement neuves, qu'elles sont restées longtemps inintelligibles et n'ont pu s'exprimer que par un langage à part. Et ce penchant s'est trouvé tellement souverain, qu'il a soumis à son empire les arts et la poésie elle-même. Les poëtes se sont faits érudits, philosophes; ils ont construit leurs drames, leurs épopées et leurs odes d'après des théories préalables, et pour manifester des idées générales. Ils ont rendu sensibles des thèses morales, des périodes historiques; ils ont fabriqué et appliqué des esthétiques; ils n'ont point eu de naïveté, ou ils ont fait de leur naïveté un usage réfléchi; ils n'ont point aimé leurs personnages pour eux-mêmes; ils ont fini par les transformer en symboles; leurs idées philosophiques ont débordé à chaque instant hors du moule poétique où ils voulaient les enfermer; ils ont été tous des critiques', occupés à construire ou à reconstruire, possesseurs d'érudition et de méthodes, conduits vers l'imagination par l'art et l'étude, incapables de créer des êtres vivants, sinon par science et par artifice, véritables systématiques qui, pour exprimer leurs conceptions abstraites, ont em

1. Goethe au premier rang.

ployé, au lieu de formules, les actions des personnages et la musique des vers.

III

De cette aptitude à concevoir les ensembles une seule idée pouvait naître, celle des ensembles. En effet, toutes les idées élaborées depuis cinquante ans en Allemagne se réduisent à une seule, celle du développement (entwickelung), qui consiste à représenter toutes les parties d'un groupe comme solidaires et complémentaires, en sorte que chacune d'elles nécessite le reste, et que toutes réunies, elles manifestent par leur succession et leurs contrastes la qualité intérieure qui les assemble et les produit. Vingt systèmes, cent rêveries, cent mille métaphores ont figuré ou défiguré diversement cette idée fondamentale. Dépouillée de ses enveloppes, elle n'affirme que la dépendance mutuelle qui joint les termes d'une série, et les rattache toutes à quelque propriété abstraite située dans leur intérieur. Si on l'applique à la Nature, on arrive à considérer le monde comme une échelle de formes et comme une suite d'états ayant en eux-mêmes la raison de leur succession et de leur être, enfermant dans leur nature la nécessité de leur caducité et de leur limitation, composant par leur ensemble un tout indivisible, qui, se suffisant à lui-même épuisant tous les possibles et reliant toutes choses depuis le temps et l'espace jusqu'à la

vie et la pensée, ressemble par son harmonie et sa magnificence à quelque Dieu tout-puissant et immortel. Si on l'applique à l'homme, on arrive à considérer les sentiments et les pensées comme des produits naturels et nécessaires, enchaînés entre eux comme les transformations d'un animal ou d'une plante, ce qui conduit à concevoir les religions, les philosophies, les littératures, toutes les conceptions et toutes les émotions humaines comme les suites obligées d'un état d'esprit qui les emporte en s'en allant, qui, s'il revient, les ramène, et qui, si nous pouvons le reproduire, nous donne par contre-coup

le

moyen de les reproduire à volonté. Voilà les deux doctrines qui circulent à travers les écrits des deux premiers penseurs du siècle, Hegel et Goethe. Ils s'en sont servis partout comme d'une méthode, Hegel pour saisir la formule de toute chose Goethe pour se donner la vision de toute chose; ils s'en sont imbus si profondément, qu'ils en ont tiré leurs sentiments intérieurs et habituels, leur morale et leur conduite. On peut les considérer comme les deux legs philosophiques que l'Allemagne moderne a faits au genre humain.

IV

Mais ces legs n'ont point été purs, et cette passion pour les vues d'ensemble a gâté ses propres œuvres par son excès. Il est rare que notre esprit puisse

saisir les ensembles : nous sommes resserrés dans un coin trop étroit du temps et de l'espace; nos sens n'aperçoivent que la surface des choses; nos instruments n'ont qu'une petite portée; nous n'expérimentons que depuis trois cents ans; notre mémoire est courte et les documents par lesquels nous plongeons dans le passé ne sont que des flambeaux douteux, épars sur un champ immense qu'ils font entrevoir sans l'éclairer. Pour relier les petits fragments que nous pouvons atteindre, il faut le plus souvent supposer des causes ou employer des idées générales tellement vastes, qu'elles peuvent convenir à tous les faits; il faut avoir recours à l'hypothèse ou à l'abstraction, inventer des explications arbitraires ou se perdre dans les explications vagues. Ce sont là, en effet, les deux vices qui ont corrompu la pensée allemande. La conjecture et la formule y ont abondé. Les systèmes ont pullulé les uns par-dessus les autres et débordé en une végétation inextricable, où nul étranger n'osait entrer, ayant éprouvé que chaque matin amenait une nouvelle pousse, et que la découverte définitive proclamée la veille allait être étouffée par une autre découverte infaillible, capable tout au plus de durer jusqu'au lendemain matin. Le public européen s'étonnait de voir tant d'imagination et si peu de bon sens, des prétentions si ambitieuses et des théories si vides, une pareille invasion d'êtres chimériques et un tel regorgement d'abstractions inutiles, un si étrange manque de discernement et un si grand luxe de déraison. C'est que les folies et le

génie découlaient de la même source; une même faculté, démesurée et toute-puissante, produisait les découvertes et les erreurs. Si aujourd'hui on regarde l'atelier des idées humaines tout surchargé qu'il est et encombré de ses œuvres, on peut la comparer à quelque haut fourneau, machine monstrueuse qui, jour et nuit, a flamboyé infatigablement, à demi obscurcie par des vapeurs suffocantes, et où le minerai brut, empilé par étages, a bouillonné pour descendre en coulées ardentes dans les rigoles où il s'est figé. Nul autre engin n'eût pu fondre la masse informe empâtée par les scories primitives; il a fallu, pour la dompter, cette élaboration obstinée et cette intense chaleur. Aujourd'hui les coulées inertes jonchent la terre; leur poids rebute les mains qui les touchent; si on veut les ployer à quelque usage, elles résistent ou cassent telles que les voilà, elles ne peuvent servir; et cependant telles que les voilà, elles sont la matière de tout outil et l'instrument de

toute œuvre; c'est à nous de les refondre. Il faut que chaque esprit les reporte à sa forge, les épure, les assouplisse, les reforme et retire du bloc grossier le pur métal.

V

Mais chaque esprit les reforgera selon la structure de son propre foyer; car toute nation a son génie original dans lequel elle moule les idées qu'elle prend ailleurs. Ainsi l'Espagne, au seizième et au dix

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